Les Classes populaires et l'injustice fiscale : Aux sources de la colère contre l’impôt

Article du Monde Diplomatique - décembre 2018

Apparue en marge des organisations politiques et syndicales, particulièrement suivie dans les zones rurales et périurbaines, la mobilisation des « gilets jaunes » contre les taxes sur les carburants frappe par son caractère spontané. Elle a soudainement mis en lumière le sentiment d’injustice fiscale qui couvait depuis de longues années parmi les salariés subalternes et les petits indépendants. Dans un pays où l’impôt demeure un levier pour la redistribution, comment expliquer qu’il soit davantage contesté par celles et ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale ?

« HALTE aux taxes», « Macron Picsou», « Aller au travail devient un luxe », « Droite, gauche = taxes », « Stop au racket, la révolte du peuple puissant peut aboutir à la révolution»… La variété des slogans déployés lors des manifestations populaires qui se sont employées à bloquer les axes de circulation routière pour protester contre la hausse de la fiscalité sur les carburants, à partir du 17 novembre dernier, évoque à la fois un mouvement politiquement protéiforme et une colère ciblée sur un objet bien précis : les impôts, fondement de l’État social.

Tout au long du XXe siècle, les classes populaires se sont tenues relativement à l’écart de la question fiscale. L’instauration de l’impôt progressif sur le revenu au lendemain de la première guerre mondiale suscite avant tout une fronde des professions libérales, des indépendants et des paysans, rassemblés dans des associations de contribuables (1). Puis, à l’exception de la période du Front populaire (1936-1938), le thème de l’injustice fiscale continue de n’occuper qu’une place marginale dans le mouvement ouvrier, par rapport aux revendications salariales ou à la défense de l’emploi, notamment. Même le caractère inique des taxes indirectes sur la consommation telles que la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui représente environ la moitié des recettes fiscales quand l’impôt sur le revenu n’en représente que le quart, a rarement mobilisé syndicats et partis de gauche.

Depuis quelques années, pourtant, la contestation de l’impôt retrouve de la vigueur. Au point de s’imposer comme un enjeu central des luttes contre l’austérité. Au Portugal, en mai 2010, des dizaines de milliers de personnes manifestaient contre les hausses d’impôt et les coupes budgétaires. Deux ans plus tard, des centaines de milliers d’Espagnols se mobilisaient contre la rigueur budgétaire, les privatisations et l’augmentation de la TVA — qui venait de passer de 4% à 21% pour le matériel scolaire. En Grèce, salariés du public et du privé descendaient dans la rue pour protester contre les baisses de salaire et l’injustice fiscale. Quelques mois plus tard, des ouvriers français d’usines agroalimentaires menacés de licenciement se ralliaient au mouvement des « bonnets rouges» lancé par des agriculteurs et des petits patrons pour mettre en échec l’écotaxe.

Le renversement des termes du débat fiscal découle d’abord de politiques publiques. Avec l’aggravation du chômage de masse et l’intensification de la concurrence internationale, les gouvernants ont progressivement renoncé à intervenir sur la répartition primaire des revenus entre salaires et profits. En quelques années, la question sociale, formulée en termes de partage des bénéfices, a fait place à une question fiscale, instrumentalisée pour rallier l’électorat populaire. En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers. Cinq ans plus tard, la promesse d’instaurer une taxe à 75 % sur la part des revenus dépassant 1 million d’euros par an a permis à M. François Hollande de donner une coloration populaire à son programme ; la mesure fut conçue de manière si bancale que le Conseil constitutionnel n’eut guère de peine à la censurer. En 2017, M. Emmanuel Macron a lui aussi utilisé la suppression de la taxe d’habitation pour contrebalancer son image de candidat des élites, avant d’annoncer finalement qu’elle s’étalerait sur trois ans.

Cette politisation de la question fiscale repose sur un paradoxe de taille : les membres des classes populaires sont désormais les plus nombreux à se déclarer critiques à l’égard du niveau d’imposition même si ce sont eux qui bénéficient le plus du système de redistribution fondé sur les prélèvements. L’appartenance territoriale accentue cette défiance. Plus on s’éloigne des grandes villes, plus le sentiment d’être injustement taxé s’accroît, les habitants des zones rurales et périurbaines se montrant les plus critiques à l’égard du système fiscal, par opposition aux Parisiens. Après plusieurs années de politiques destinées à favoriser l’accession à la propriété, beaucoup de ménages modestes qui se sont endettés pour acquérir leur logement subissent de surcroît les augmentations régulières de la taxe foncière, qui compensent les baisses de dotation de l’État aux collectivités locales. Dans certains territoires, le sentiment d’injustice naît d’une dégradation des services publics et de difficultés de mobilité accrues par la fermeture de lignes de chemin de fer (2). Tout se passe comme si les résidents de ces zones, qui effectuent la plupart de leurs trajets en voiture et subissent de plein fouet la hausse du prix des carburants, voyaient disparaître sous leurs yeux les institutions qui, du bureau de poste à l’école en passant par la gare, représentent la concrétisation locale de l’argent socialisé par « les taxes».

Un État lointain, au service des puissants

Pareille défiance à l’égard du fisc s’inscrit dans une conjoncture singulière, marquée par une succession de scandales. En 2011, on découvre que Liliane Bettencourt, la femme la plus riche de France, a dissimulé au fisc plus de 100 millions d’euros et qu’elle a fourni des espèces pour la campagne électorale de M. Sarkozy. Puis vient l’affaire Jérôme Cahuzac, du nom du ministre du budget de M. Hollande, chargé de la lutte contre la fraude fiscale, qui avoue en 2013 détenir un compte caché en Suisse d’une valeur de 600 000 euros — après l’avoir nié devant la représentation nationale. Parallèlement, un feuilleton médiatique débute. Les épisodes LuxLeaks, SwissLeaks, Offshore Leaks, «Panama Papers » et « Paradise Papers » mettent en lumière les montages d’évasion fiscale de multinationales, de dirigeants politiques, de célébrités du sport et du monde du spectacle. Cette séquence fait apparaître l’égalité devant l’impôt comme une fable racontée dans les livres de droit, le monde se divisant désormais en deux catégories : d’un côté, les contribuables ordinaires, sommés d’accepter des efforts pour renflouer les finances ; de l’autre, les puissants qui peuvent s’exonérer des contraintes légales sans être vraiment inquiétés (aucune plainte pénale n’a été déposée contre Bettencourt — morte en 2017 —, M. Cahuzac a été condamné à quatre ans de prison tout en restant en liberté).

Les expériences pratiques accumulées au contact des administrations par les classes populaires accentuent la perception d’un « deux poids, deux mesures ». Les contribuables les plus démunis pour manier le langage abstrait de la fiscalité comptent souvent sur les agents de l’État pour les aider à faire valoir leurs droits (3). Or la diminution du nombre de fonctionnaires détériore les relations au guichet. De 2005 à 2017, les gouvernements ont supprimé plus de 35 000 emplois dans l’ensemble de l’administration des finances publiques, notamment parmi les agents chargés de l’accueil. Dans les secteurs ruraux, les horaires d’ouverture se réduisent et, dans les zones urbaines, les files d’attente s’allongent, ce qui pénalise les contribuables peu diplômés, qui préfèrent le contact humain aux échanges numériques. Surtout lorsqu’il s’agit de demander un dégrèvement gracieux, c’est-à- dire de faire valoir l’impossibilité matérielle de payer la taxe d’habitation, la taxe foncière ou la redevance audiovisuelle. Avec l’augmentation du chômage et de la précarité, le nombre de ces demandes est passé de 695 000 en 2003 à 1,4 million en 2015. Mais les chances d’amadouer le percepteur varient selon l’appartenance sociale : d’après notre enquête, réalisée en 2017, parmi les contribuables ayant eu un désaccord avec l’administration, 69% des membres des classes supérieures ont obtenu satisfaction, contre 51% de ceux des classes populaires.

Aux tensions bureaucratiques s’ajoutent les effets de la crise. Pour les salariés et les petits indépendants dont le pouvoir d’achat stagne ou régresse, les impôts et taxes apparaissent moins comme la contrepartie de services publics que comme une dépense supplémentaire. Leur sentiment d’iniquité redouble : à l’incapacité de payer les sommes exigées s’ajoute la conviction que cet argent sert à enrichir « ceux d’en haut». Depuis la crise de 2008, la désagrégation du tissu industriel et les suppressions d’emplois jettent une lumière crue sur l’impuissance de dirigeants qui ne peuvent s’opposer aux délocalisations. Jadis considéré comme une garantie de protection, l’État apparaît comme une instance lointaine, au service des puissants. De surcroît, dans les petites entreprises particulièrement exposées à la concurrence internationale, l’impôt fait souvent figure de menace directe pour la pérennité de l’emploi. Cette perception, aiguillonnée par l’antienne journalistique des « charges qui pèsent sur le coût du travail », ouvrent la voie à des rapprochements entre salariés et patrons, notamment quand il s’agit de mettre en cause les prélèvements et l’excès de réglementations.

Dans un monde du travail éclaté, où les employeurs recourent volontiers à la sous-traitance, la contestation de l’impôt peut également s’exprimer par la voix de jeunes actifs non diplômés, employés et ouvriers, durement touchés par le chômage et la précarité. Pour beaucoup, l’individualisation du travail s’est accompagnée d’une érosion des solidarités collectives, favorisant une forme de désaffiliation : très éloignés de la stabilité offerte par le statut de fonctionnaire, ces travailleurs nourrissent un certain ressentiment à l’égard de l’État et de ses agents, qui bénéficient d’une protection à laquelle eux n’ont pas droit. Pour les plus touchés par la crise, le statut d’indépendant représente une issue possible. Or cette perspective de promotion va bien souvent  de  pair  avec  l’adoption  d’un  discours  dénonçant l’« excès de charges ». L’image de la petite entreprise garrottée par les prélèvements sociaux et fiscaux répond alors à celle d’un État lointain et indifférent aux difficultés rencontrées localement. La valorisation du travail comme source de dignité et de rémunération méritée va de pair avec la stigmatisation de l’assistance, financée par les taxes. La déstabilisation de pans entiers du salariat subalterne a ainsi contribué à entretenir chez les classes populaires une défiance grandissante à l’égard de l’impôt, au nom de la sauvegarde de l’emploi à tout prix.

Cette confiance trahie des classes populaires vis-à-vis des sources de financement de l’État social a longtemps été occultée dans les débats sur la fiscalité. S’ils en jouent pendant les campagnes électorales, les gouvernants se montrent toujours plus soucieux de préserver l’acceptation de l’impôt par les classes moyennes — un groupe social auquel s’identifie la majorité des électeurs — et supérieures. Depuis le début des années 1980, on observe une multiplication des niches fiscales permettant de réduire l’impôt sur le revenu, alors que la TVA reste la même pour tous les consommateurs et que les taxes sur les carburants augmentent sans donner lieu à une quelconque dérogation (sauf pour les professionnels du transport). Dons aux partis et aux associations, emplois à domicile ou investissements locatifs, travaux de rénovation énergétique : autant de mécanismes de défiscalisation qui permettent en revanche aux ménages imposables de réduire leur facture, ouvrant même le droit à des montages d’optimisation pour les plus fortunés.

Cadeau aux propriétaires d’entreprise

De telles dérogations influent sur l’appréciation du niveau de prélèvement. D’après notre enquête, les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts». La dramaturgie médiatique déployée à l’automne autour du prélèvement à la source a d’ailleurs montré un gouvernement prêt à se mobiliser pour garantir ces dispositifs qui avantagent les plus aisés : le premier ministre Édouard Philippe a finalement décidé que 60 % de certains crédits d’impôt seraient versés dès janvier 2019, et non six mois plus tard comme prévu initialement. Parallèlement, la majorité a adopté d’autres mesures à destination des plus riches, comme l’élargissement du « pacte Dutreil » (4), qui autorise les propriétaires d’entreprise à léguer leurs parts, par donations anticipées ou à leur mort, en étant exonérés de la très grande partie, voire de la totalité, des droits de succession. Passé totalement inaperçu, ce cadeau n’a fait l’objet d’aucun chiffrage précis ; l’élargissement de cette niche fiscale, qui coûte déjà chaque année environ 500 millions d’euros aux finances publiques, représenterait des gains très substantiels pour les bénéficiaires.

Pendant ce temps-là, journalistes et responsables politiques gardent les yeux rivés sur les « gilets jaunes » et se demandent s’il faut préserver l’environnement ou asphyxier les automobilistes. S’il est encore trop tôt pour mesurer la postérité de ce mouvement, son premier mérite est d’avoir mis en lumière le sentiment d’injustice fiscale qui couve depuis de longues années au sein des classes populaires.

ALEXIS SPIRE Sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français,Seuil, Paris, 2018. Cette étude repose sur un questionnaire adressé en 2017 à un échantillon représentatif de 2.700 personnes et sur une enquête qualitative auprès de contribuables rencontrés aux guichets des administrations.

  • Nicolas Delalande, Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Seuil, coll. «L’Univers historique», Paris,
  • Lire Jean-Michel Dumay, «La France abandonne ses villes moyennes», Le Monde diplomatique, mai
  • Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Presses de Sciences Po, coll. «Sociétés en mouvement», Paris,
  • Pacte instauré par la loi Dutreil (du nom de M. Renaud Dutreil, alors secrétaire d’État aux petites et moyennes entreprises), ou «loi pour l’initiative économique», du 1er août 2003.