Luxfer : « Ils nous ont laissé mourir, ils ont laissé l’usine pourrir »

Article d'Amandine Cailhol – journal LIBÉRATION le 12 février 2019

Après le refus, mardi 12 février 2019, du projet de poursuite d’activité, l’usine du Puy-de-Dôme spécialisée dans la fabrication de bouteilles de gaz risque de fermer en juin, malgré ses bénéfices. Retour sur la lutte des 136 salariés pour conserver leur emploi.

Encore une. À Gerzat, dans le Puy-de-Dôme, la nouvelle est tombée fin novembre : l’usine Luxfer Gas Cylinders, spécialisée dans la fabrication de bouteilles de gaz à haute pression, va fermer. C’est du moins le souhait de la direction du groupe britannique qui a racheté ce site en 2001. Mais les salariés n’entendent pas se laisser faire. Retour, en dix dates, sur leur lutte pour sauver l’emploi.

26 novembre, l’annonce au réfectoire

Ça s’est passé à la cantine. Les salariés qui étaient présents ont vu débouler un homme au visage inconnu : le manager de transition. Certains l’avaient croisé dans les couloirs quelques minutes avant cette réunion matinale de dernière minute, et lui avaient demandé qui il était. «Quelqu’un que vous n’allez pas aimer», leur aurait répondu le nouveau venu. Entre les tables de cantine, il a laissé le directeur du site annoncer la mauvaise nouvelle : après quatre-vingts ans d’existence, l’usine, dont les industriels Air liquide et Linde sont les deux plus gros clients, allait fermer en juin. Au même moment, un communiqué était publié par la direction. Il y était question de l’«environnement économique dégradé» de cette boîte qui produit notamment des extincteurs pour les pompiers de Paris et de Marseille et des bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux. La missive pointait aussi «une concurrence de plus en plus agressive provenant notamment de pays à bas coûts» et affirmait la nécessité de «simplifier son outil industriel en réorganisant son activité» et en la «concentrant» sur ses deux autres sites britannique et américain.

«C’était froid, sans aucune délicatesse, se souvient l’un des 136 salariés de Luxfer. On était incrédules car le carnet de commandes était bien rempli.» «On ne s’y attendait tellement pas, raconte un autre, du service des approvisionnements. Après ça, j’ai été arrêté quelques jours. Le médecin voulait même me mettre sous anxiolytiques.»

Aujourd’hui encore, près d’un tiers des salariés est en arrêt maladie, selon la CGT. «Il faut les comprendre. Il y a un minimum de respect à avoir quand on veut virer les gens qui vous ont fait gagner de l’argent pendant des années. Là ça a juste été du mépris», s’agace Axel Peronczyk, élu CGT au CHSCT de l’entreprise.

3 décembre, le feu de colère

Passée la sidération, les «Luxfer» choisissent l’action. Devant les locaux, ils installent un feu de camp. L’usine tourne au ralenti, puis est bloquée pendant une semaine, jusqu’à ce qu’un accord de reprise, incluant une prime, soit négocié. «Les gens sont tendus car ils sont attachés à cette boîte familiale. Il y en a dont l’arrière-grand-père était déjà ici. Une fermeture, on ne peut pas savoir ce que c’est si on ne le vit pas», dit Axel Peronczyk. Or celle-ci est particulièrement «incompréhensible», s’agace le syndicaliste. Et pour cause : la boîte va bien. «On fait 9 % de bénéfice avant impôts et on est autour de 1,8 million d’euros de bénéfices par an, poursuit-il. Ils ferment juste pour la rentabilité financière, pour réaliser des économies de gestion.» Ce que ne nie pas un porte-parole du groupe : «Le motif économique de ce plan de sauvegarde de l’emploi [PSE] ne repose pas sur des difficultés financières, mais sur des perspectives en berne.»

Une démonstration qui ne convainc pas les syndicats. Mais tous le savent : si le PSE venait à être retoqué, après coup, l’entreprise ne risquerait pas trop gros pour autant, et ce, grâce aux ordonnances de 2017 qui ont plafonné les indemnités prud’homales versées en cas de licenciement abusif. Un dispositif toutefois remis en cause aujourd’hui par plusieurs conseils des prud’hommes. «Luxfer a budgété tout cela», s’agace le délégué syndical CFDT, Frédéric Vigier. «Ils attendaient juste les décrets d’application des ordonnances pour nous envoyer à l’abattoir. C’est pareil pour une autre boîte du coin. On va perdre toute notre industrie», abonde un technicien, trente ans d’ancienneté.

12 décembre, la carte de vœux de trop

Petite surprise : les salariés découvrent dans leur boîte mail un message du directeur général du groupe, Alok Maskara. Il leur souhaite une «bonne année» et de «belles vacances». Et ajoute : «Je suis sûr que nos meilleures années sont devant nous.» Quinze jours après l’annonce de la fermeture, le courriel leur reste au travers de la gorge. La direction, elle, évoque une «maladresse».

8 janvier, le remue-méninges

En assemblée générale, les salariés annoncent leur intention de faire une contre-proposition pour sauvegarder l’activité et les emplois. En moins de quinze jours, le document est finalisé. «On s’y est tous mis, raconte un salarié. Des nouveaux projets, on en avait à la pelle, mais les Anglais disaient non depuis des années. On a juste ressorti les dossiers.» «On est allé dans les ateliers, on a débattu, puis dans les bureaux d’études pour voir si les propositions étaient réalisables», poursuit Axel Peronczyk. Lui aussi râle contre le manque d’investissement : «Ils nous ont laissé mourir. Ils ont laissé l’usine pourrir. Même les toits tombent à cause des vapeurs d’acide.»

Plusieurs pistes sortent de cette émulation collective : «On a proposé un plan d’amélioration qui comprend une réorganisation structurelle, éventuellement des départs volontaires pour ceux qui sont proches de la retraite, et de l’investissement», résume Frédéric Vigier, de la CFDT. Autre scénario de cette «thèse de 30 pages» : une cession du site pour continuer la production avec un repreneur. Mais «ils n’accepteront pas, car ils veulent supprimer la concurrence», craint le cédétiste.

17 janvier, devant Bercy, l’union des condamnés

Ils sont plusieurs élus syndicaux d’entreprises en péril à s’être donnés rendez-vous devant le ministère de l’Economie, à Paris. La CGT du Puy-de-Dôme est là pour représenter les Luxfer. Elle évoque la situation du département «durement touché». «On se sent un peu loin des centres de décisions», poursuit-elle. «Luxfer, ce n’est pas Michelin, tout le monde connaît les pneus, nous, on a un problème de visibilité», abonde Axel Peronczyk. Preuve toutefois que les Luxfer commencent à se faire entendre, le lendemain, la préfète du département met en place un comité de suivi.

18 janvier, dialogue de sourds

La direction britannique s’est déplacée à Gerzat. Avec les élus, les relations sont compliquées. «On a en face de nous des gens désagréables, méprisants. On leur parle du côté humain, ils répondent "arrêtez de vous plaindre" ou encore "vous avez déjà la chance d’avoir le chômage"», raconte Axel Peronczyk. «Les représentants du personnel refusent de participer à la négociation», regrette, de son côté, la direction.

Les premières propositions mises sur la table par le groupe dans le cadre du PSE ne pacifient pas vraiment les échanges. Dans les couloirs, on raconte que le groupe propose de verser 0,3 % du salaire brut mensuel moyen par année d’ancienneté, en guise d’indemnité supralégale. «Ça veut dire qu’il faudrait plus de 300 ans d’ancienneté pour avoir droit à un mois de salaire !» s’indigne un employé.«On dirait que pour eux c’est un jeu», résume l’élu CGT. «Depuis le début, c’est de la maltraitance humaine», indique son collègue de la CFDT.

29 janvier, la direction prend note

Nouvelle réunion des élus avec la direction, cette fois pour lui présenter leur contre-proposition qui, assurent-ils, permettrait à l’usine d’être encore plus rentable. «Ils ont pris des notes, il avait tout de même l’air surpris du boulot qu’on a fait. Mais ils n’ont rien dit. Le flegme britannique», pointe un autre élu de la CGT. Alors, les syndicalistes se raccrochent à ce qu’ils peuvent. «Avec le Brexit, ils vont peut-être se dire qu’en partant de France, ils risquent de passer à côté de certaines aides européennes ?» se demande l’un d’eux. «Ont-ils vraiment bien mesuré le coût de la dépollution du site s’ils ferment ?» s’interroge un autre. «On dirait qu’ils se rendent compte qu’ils ont fait une connerie mais qu’ils essayent de la camoufler», pointe Axel Peronczyk.

5 février, en tête de cortège

Ils sont une soixantaine à manifester à Clermont-Ferrand, en tête de cortège, lors de la journée de mobilisation interprofessionnelle nationale organisée par la CGT. Pour l’occasion, ils brandissent une banderole toute neuve «Non à la destruction du savoir-faire français», fabriquée gracieusement par un sous-traitant. «Pour cette boîte aussi, c’est un coup dur. Cet été, elle a acheté une machine spéciale uniquement pour répondre à nos commandes», explique un salarié de Luxfer.

11 février, retour à Bercy

Nouvelle réunion au ministère qui «n’a pas servi à grand-chose», résume le cédétiste Frédéric Vigier. Au menu : explication du cadre juridique et appel à la responsabilité. «Ils nous ont dit qu’ils ne cautionneraient pas des débordements», poursuit l’élu qui se réjouit toutefois que les autorités publiques mettent «un peu la pression» sur le propriétaire britannique de Luxfer.

12 février, le verdict

«La sentence vient de tomber», alerte la CGT vers 17 heures, après deux heures de réunion entre les élus et la direction britannique : «Les fossoyeurs d’emplois anglais ont encore frappé et refusent le projet de continuité de l’activité.» «Les mesures de réduction de coûts évoquées […] n’apportaient pas les améliorations nécessaires en termes de compétitivité», explique le groupe sans fermer la porte à une «réindustrialisation». «Ils nous laissent peu de chances car ils disent qu’ils n’accepteront pas un repreneur sur leur cœur de métier. Mais avec nos outils, on peut difficilement développer autre chose», enrage Axel Peronczyk, de la CGT. «Je ne vois qu’un grand désert devant moi. C’est un grand gâchis», résume un salarié. En fin de journée, les directeurs anglais avaient trouvé refuge, sous les huées, dans la mairie de Gerzat. Et devant l’usine bloquée, les salariés avaient rallumé un feu de palettes et de colère.